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jeudi, octobre 11, 2007

Monsieur Antonius








Roland Paret


Monsieur Antonius
(extrait de L'Assemblée des Grands Vents)
Monsieur Antonius, qui était également le directeur de l'Institut des Études Secondaires, emmena la classe de seconde à une représentation théâtrale. Une troupe française, qui faisait chaque année une tournée dans les Antilles, s'était arrêtée à Port-au-Prince et devait jouer, entre autres, le Cid.
En Haïti, les théâtres jouent à guichets fermés. Le public de ce soir n'était pas composé uniquement d'élèves. Il y avait dans la salle le « Tout Port-au-Prince », et pas seulement le « Tout Port-au-Prince », mais aussi des Port-au-Princiens, et même des gens venus de la province. Marcellus, le fameux ailier gauche, le plus grand joueur de l'histoire du football, tout le monde sait que, à côté de lui, Pelé, c'est rien du tout, un empoté, Marcellus était là. Ah ! Les vieux se rappelaient avec nostalgie certains dribbles de Marcellus, c'était de la magie ! « Tu te souviens du jour où Dado, qui passait pour le plus grand dribbleur de l'équipe brésilienne, donc du monde, avait éclaté en sanglots parce que Marcellus l'avait ridiculisé ? et la fois où... et puis la fois où ?... » C'est que Marcellus était le protégé de Damballah, qui l'avait pris sous son aile lors d'une cérémonie vaudou alors que le futur footballeur était encore enfant. Marcellus, donc, était dans la salle. Il adorait le théâtre et ne ratait jamais une représentation des « troupes étrangères ». Un ami de la Capitale lui faisait savoir, chaque année, la date des représentations de « la Troupe Française qui arrive bientôt dans nos murs », et achetait les billets. Marcellus, en compagnie de sa femme Clodélia, quittait alors son petit village près du Cap et débarquait à Port-au-Prince où ils logeaient chez la filleule de Clodélia, Altagrâce, du moins jusqu'à ce que Altagrâce quittât Port-au-Prince et rentrât à Lago, quand elle décida « de reprendre son homme que Dieu lui avait enlevé, que Dieu avait détourné du droit chemin ». Pendant que les deux femmes, qui n'aimaient pas le théâtre, et puis Clodélia préférait bavarder avec sa filleule plutôt que d'aller s'enfermer dans une salle fermée et obscure, restaient à la maison, couraient les magasins, rendaient visite à des amies, « que devient Fifine ? », ou allaient dîner au « Sans-Souci », le restaurant du Champ de Mars fréquenté par des Capois, où Altagrâce remarquait des clients qui faisaient semblant de ne pas la connaître, « tu vois ce médecin, il est chirurgien, eh bien ma chère, il a une chose toute petite… petite, il faut une loupe pour la voir ! Tu entends ce qu'il raconte ? combien, grâce à sa grosse queue, il fait jouir ses partenaires ?… », Marcellus allait au théâtre.
– De quel médecin, tu parles, Altagrâce ?
– De celui-là, le grimaud, celui qui essaie de se faire passer pour un Blanc… Il y a davantage. Écoute…
Altagrâce se baissa à l'oreille de Clodélia et lui murmura quelque chose à l'oreille. Scandalisée, indignée par ce qu'elle venait d'entendre, Clodélia s'exclama : « On devrait l'arrêter ! »
Bien installé dans son fauteuil, Marcellus attendait avec impatience le lever de rideau. Le directeur de la troupe avait, grâce à l'œilleton pratiqué dans le rideau, jeté un coup d'œil dans la salle, avait repéré Marcellus, il avait blêmi. Il avait averti ses jeunes comédiens, dont c'était le premier voyage en Haïti, que « Marcellus est dans la salle ». Rodrigue avait haussé les épaules, « Et alors ? Qui c'est ? ». Les yeux de Chimène s'allumèrent, « Est-ce un sauvage ? ».
Chimène donnait beaucoup de soucis au directeur. Chaque soir, elle se dévergondait avec un indigène, et le directeur avait beau la mettre en garde, « on attrape de sales maladies avec ces Nègres, ils sont tellement malades que vous n'avez qu'à les regarder, et vous attrapez la syphilis », rien à faire, chaque soir elle se tapait un machiniste, un des « locaux » engagés pour la circonstance, de sorte que le directeur était envahi de demandes d'emploi des jeunes étudiants haïtiens « prêts à travailler pour l'amour du théâtre, oui, gratis, Monsieur le Directeur, vous n'aurez pas besoin de nous payer, pas un sou, le seul fait de travailler pour vous suffit ». Ils s'arrangeaient pour se faire remarquer de Chimène qui chaque soir, après la représentation, avait l'embarras du choix.
Le directeur avait appris que Chimène s'était fait conduire à une cérémonie vaudou au cours de laquelle elle s'était comportée, d'après ce qu'on lui avait rapporté, de manière scandaleuse : saoule, « le rhum haïtien est un danger public, l'OMS devrait l'interdire ! », et transportée par la musique de cette foutue religion, « une musique diabolique », elle s'était fait sauter par deux ou trois paysans frénétiques. « Des Haïtiens ! » Cette fille était une salope ! Oui, une salope ! Autrement, comment comprendre qu'elle prenne son plaisir avec des...
– Heu…
– Oui…
Le directeur s'arrêta à temps et jeta un regard circonspect autour de lui car, dans son indignation, il avait parlé à voix haute. Heureusement, il était seul dans le couloir. En tout cas, il n'aurait jamais dû engager cette débauchée ! C'est vrai, sacrebleu ! Brabantio avait raison : comment une femme, qui a reçu une bonne éducation, l'enseignement le plus haut, le plus raffiné, qui a toujours fréquenté les meilleurs milieux, pouvait s'amouracher d'un... euh... et, pis ! Faire avec lui la bête à deux dos ? Il n'y a qu'une seule explication, qu'avait bien vue le sénateur vénitien : c'était qu'une telle fille était, « dans son essence », une putain. Qu'est-ce qu'elle a encore dit, hier, la putain ? Ah, oui, elle a dit à l'autre folle, à l'Infante, elle lui a dit : « Le pénis est l'axe du monde. » Le directeur avait cru un moment que l'Infante allait tuer Chimène, en tout cas l'une aurait tué l'autre, il ne savait qui aurait tué qui, s'il n'avait séparé les deux hystériques.
L'Infante pensait, elle, que le pénis était le fléau du monde, du monde féminin en particulier, et qu'il fallait s'en libérer. L'Infante s'en était libérée depuis longtemps. À vrai dire, elle n'eut même pas à le faire, elle ne s'était jamais soumise à cet appendice dont s'enorgueillissaient les hommes et qui asservit tant de malheureuses. Ce n'était pas par mépris que l'Infante s'en était éloignée : le mâle lui était indifférent, depuis toujours, tout à fait indifférent, elle l'avait découvert très tôt, indifférent sexuellement, car, par ailleurs, elle n'avait rien contre les hommes, elle prenait un vif plaisir à leur compagnie, celle de certains hommes, des hommes intelligents ; ses amis, pour la plupart, étaient des hommes. Elle préférait la conversation de ces hommes intelligents à celle des femmes, intelligentes ou non : avec ces hommes-là, elle pouvait avoir ce qu'elle appelait des « conversations pures », cette conversation qui, libérée de tout frisson sexuel, de toute médiation sentimentale, de tout nuage sensuel, peut vraiment cerner son objet et uniquement son objet qui alors s'exprimait sans tenir compte du sexe des interlocuteurs. Avec une femme, « surtout avec une femme intelligente », elle pouvait se laisser distraire par le sexe. « L'intelligence est sexy ! » L'autre n'avait pas raison, ce révolutionnaire misogyne qui avait dit : « Quand un homme et une femme se parlent, n'oubliez jamais qu'il s'agit d'un homme et d'une femme ! » Quelle imbécillité ! En ce qui la concernait, il s'agirait plutôt non pas d'un homme et d'une femme, mais d'une femme et d'une autre femme. « Merde ! Voilà que je tombe dans le même travers que lui ! » De toutes les façons, il avait tort ! Et elle avait tort de penser que, avec une femme, « surtout avec une femme intelligente », elle ne pourrait éviter le brouillard émotif : elle n'était quand même pas une femelle toujours en rut ! Toujours en quête d'une compagne… Constamment en chasse. « Quand deux femmes se parlent, n'oubliez jamais qu'il s'agit de deux femmes ! » Voilà, traduit dans le langage de son orientation sexuelle à elle, ce qu'avait voulu dire le philosophe allemand. Karl Marx a peut-être dit des choses intéressantes par ailleurs, mais en ce qui concerne la conversation entre les hommes et les femmes, entre ce que peut être la conversation entre certains hommes entre eux et certaines femmes entre elles, le barbu s'était trompé ! Était-ce un hasard si Karl Marx, sur les Nègres, ait dit des conneries comme sur les Femmes ?
Il y avait d'autres conversations pour elle, qui n'étaient pas vraiment des conversations, c'était des rites précédant l'amour, des mots chargés de sens et porteurs de sensualité, qui les enveloppaient, son amante et elle, dans une vapeur sensuelle d'une intensité telle, que la joie déjà les possédait : le moindre attouchement, ensuite, les exaltait, et leurs caresses, alors, n'avaient pas besoin d'être savantes, bien qu'elles le fussent. Les autres ne comprendront jamais cet amour-là, où le corps et l'esprit participent de la même jouissance, où la ferveur est aussi bien physique que spirituelle.
Elle était de Luçon. Pour ses études secondaires, on l'avait envoyée dans un couvent de La Rochelle. Ce fut la plus belle période de sa vie. Elle n'a jamais retrouvé cette complicité active, taquine, chaleureuse, cette conviction que les mots étaient des mots décisifs et sincères, des mots qui étaient la texture même du monde, la chair et l'os même du monde, des mots où le monde s'était blotti, des mots qui étaient les choses qu'ils désignaient : le monde se réduisait à des mots. C'est à cette époque qu'elle avait découvert que l'amour interdit l'hypocrisie et le mensonge. Quand elle était amoureuse, elle était incapable de feintes et de manœuvres ; elle était incapable de simuler, incapable de mentir. Évidemment, il ne s'agissait pas de ses amours de tournée ; cependant, même en tournée, quand elle sortait avec une amie de passage, elle était incapable de jouer : elle ne jouait que sur la scène.
Ce fut à cette époque, celle de sa vie au couvent, qu'elle apprit qu'il y avait quelque chose au-dessus des mots, au-delà des mots, quelque chose de plus fort que les mots qu'elle croyait être ce qui pouvait le mieux la combler : c'était quand elle avait touché le corps de son amante. Cette « première fois » avait été au-dessus des mots, au-delà des mots, cette première fois avait été indicible, les mots ne parvenaient pas à la dire. Elle avait appris à ce moment qu'il y avait des choses plus fortes que les mots. Cette « première fois » avait formé sa philosophie. Avant, elle était persuadée que rien, « absolument rien », ne pouvait surpasser les mots, que ce qui se passait dans les livres, dans l'imaginaire, était l'essentiel. Rien ne comptait pour elle, avant cette première fois, que ce qu'elle vivait quand elle lisait une pièce de théâtre, quand elle « se mettait dans la peau d'un personnage », « ou, peut-être mieux, quand elle imprimait sa marque à un personnage », elle était persuadée, en ces temps-là, que rien ne pouvait se comparer à cette jouissance que donnent les mots, le théâtre, la littérature, « l'imaginaire ». Elle avait appris, pendant qu'elle caressait sa compagne, qu'elle se faisait caresser par elle, qu'il y avait des événements au-dessus des mots, du théâtre, de la littérature, de l'imaginaire : c'était ces moments où, grâce à l'autre, on entrait en contact avec l'éternité.
Au couvent, tout était facile, et les serments étaient éternels. Parmi les filles de son groupe, les unes s'étaient mariées, les autres avaient été obligées de monter à Nantes, à Bordeaux, ou même à Paris pour pouvoir aimer de la manière qu'elles avaient choisie, de la seule manière qui les comblât, qui correspondît à leur être. Elle, elle était entrée au Conservatoire ; elle aimait la comédie, elle aimait les mots, elle aimait voyager. Le mystérieux et impalpable réseau qui révèle les unes aux autres les femmes de son genre l'avait, le jour même de son arrivée à Port-au-Prince, mise en rapport avec la propriétaire d'un salon de coiffure que fréquentaient les dames de la haute société port-au-princienne, et l'Infante non plus, comme Chimène, ne passait pas seule ses nuits. Ah, les Haïtiennes ! Elle n'avait jamais rencontré auparavant un tel mélange de candeur et de rouerie.
– Nous autres, Occidentales, quand on rêve à quelque chose ou à une personne, nous savons que c'est un rêve, et nous nous réveillons. Une Haïtienne ne se réveille pas. Elle aime quelqu'un, elle rêve qu'elle l'a : eh bien ! Elle se comporte comme si elle l'avait, sans tenir compte du fait que cette personne est mariée ou qu'elle a un compagnon ou une compagne, et ce qu'elle avait dans la tête, un songe, est pour elle réalité. Elle agit comme si cette personne était libre, qu'elle était à elle, elle va à elle.
Elle ne savait si elle devait nommer hypocrisie le comportement de ces bourgeoises. Dans un salon, elles vitupéraient les « mœurs » (c'est ainsi qu'elles nommaient les pratiques sexuelles « déviantes ») et, en privé, dans leur alcôve, elles se livraient à ces mœurs « déviantes ». Hypocrisie, ruse, ou précaution ? Une de ces Haïtiennes de la haute lui avait avoué simplement : « Les hommes, c'est pour le confort, pour le travail, le fric. Pour le plaisir, ce sont les femmes ».
À l'instant même où il avait vu Marcellus, le directeur avait perdu sa tranquillité d'esprit, il avait pâli : c'est qu'il connaissait l'individu ; il savait ce dont il était capable. Il y en avait, de cette espèce, dans chaque théâtre, dans chaque ville, partout dans le monde : Marcellus les dépassait tous, et surtout par sa présence.
Il se rappelait, c'était au cinéma, ici à Port-au-Prince, il avait rendez-vous avec un ami français, il y avait ce film qu'il n'avait pas encore vu, ces tournées l'empêchaient souvent de suivre, de se mettre à jour, c'est curieux comment, souvent, on trouve des pièces rares, ou épuisées. « Ce bouquin que j'ai trouvé en Borinie ! Introuvable ailleurs ! Même à Paris ! Et là, soudain, dans cette librairie de rien du tout, au fin fond de nulle part, qu'est-ce que je vois ? Le "Golem", que je cherchais partout ! » Oui, il y avait ce film avec Jeanne Moreau, dans le même cinéma où sa troupe jouait maintenant, ce « Rex Théâtre » de malheur, ils n'étaient même pas foutus d'avoir une vraie salle de théâtre ! Oui, Jeanne Moreau était une nonne, et un godelureau lui faisait la cour. Évidemment, nonne, « dans le film », elle refusait les avances de l'homme.
– Eh bien ! Marcellus s'est levé et, de sa voix terrible, je n'ai jamais entendu une voix aussi puissante, la trompette de Jéricho, il a crié, s'adressant au jeune premier à l'écran : « Eh ! Ne te laisse pas impressionner ! Cette Jeanne Moreau est une salope, je l'ai vue dans "Les amants", c'est une putain, saute-la, ce qu'elle a sur elle, son habit de religieuse, c'est un déguisement, elle ne demande que ça ! Si tu voyais combien elle aimait se faire sucer dans "Les Amants" ! Elle te fait marcher, mon vieux… »
Oh ! ce Marcellus !
C'était toujours la même chose : chaque fois que le directeur arrivait en Haïti, ses ulcères, qui lui laissaient la paix toute l'année, recommençaient à lui faire mal. Il n'avait jamais pu comprendre le phénomène, les plus grands spécialistes de Paris avaient passé de longues heures sur son dossier sans réussir à percer le mystère. Leur patient passait l'année comme un charme, rien, l'estomac le plus solide de France. Pendant ses tournées, tout allait à merveille, le Canada français, la Martinique, la Guadeloupe, parfait...
Il arrivait en Haïti, les ulcères attaquaient, et le malheureux souffrait le martyre. C'était peut-être quelque chose dans l'air ? Voyons !
– Quelle idée folle !
Quoique... On ne sait jamais avec ce pays ! Dans la nourriture, alors ? Même pas, le directeur ne mangeait quasiment pas pendant son séjour dans l'île insolite, du lait (contrôlé, et puis c'était du lait en boîte, directement de Suisse), des sardines (en boîte également, directement du Portugal), des biscottes suédoises (directement de Stockholm), c'est à peu près tout ce que prenait le directeur. Rien de ce qu'il avalait ne venait de ce foutu pays sans hygiène, même pas l'eau qu'il buvait, de l'eau minérale (directement d'Evian). Alors ? Alors, c'était un cas... Oh, un cas très intéressant ! Il n'y a pas de doute, un cas unique dans les annales de la médecine !
– Je n'ai pas besoin d'être unique, Docteur ! Je m'en passerais, je vous assure ! Il faut me guérir, c'est tout ! Il le faut ! Vous entendez ? Je ne peux partir comme ça, en sachant que, sitôt arrivé là-bas, ces foutues ulcères vont commencer à me faire mal !
Le spécialiste avait haussé les épaules, indigné : il y a des malades vraiment difficiles, des malades qui exagèrent, des malades qui ne comprennent rien, qui ne peuvent, qui ne veulent pas voir la beauté d'un cas difficile, d'un beau cas, d'un cas unique, il faut toujours que ces égoïstes ramènent la médecine à leurs insignifiantes petites personnes, à leurs douleurs, leurs petits bobos, aucun sens de la mesure, ne parlons pas d'objectivité, aucun respect pour la science médicale, pour la recherche médicale…
Le directeur était sorti accablé de la clinique du spécialiste et était parti pour les Antilles, et le voilà une fois de plus en Haïti. Cette année, avec cette folle, cette nymphomane « qui en a marre de jouer des anciennetés », c'était pire, sans compter l'autre hystérique, l'Infante, qui avait des mœurs. Sans compter Rodrigue, il ne pouvait comprendre Rodrigue, il en était, c'était certain. « Je suis certain qu'il en est ! » Quel trio ! Il n'avait pas eu la main heureuse cette année. Le directeur en était sssûr : ce soir, il y aura une catastrophe, on ne pouvait y échapper, il y aura une catastrophe.
Jusqu'à la fin du premier acte, tout se déroula sans anicroche. Ces âmes frustes étaient sans doute impressionnées par le costume de Rodrigue, un costume inspiré de la mode militaire, plein de plumes et de rubans, rutilant comme les pensées d'un détenteur de billets de loterie, quelle bonne idée il avait eue de demander au costumier de dessiner des costumes faisant songer à des uniformes ! Ces Haïtiens ont toujours aimé les militaires, c'est connu, dès qu'il y a un problème de gouvernement, ils mettent des militaires au pouvoir, ça leur impose. Le directeur commençait à croire que ses craintes étaient vaines. Au début du deuxième acte, il crut remarquer une certaine nervosité dans la salle, « ça y est, Ô mon Dieu, ça commence, ils vont me saloper ma soirée, ils vont me détruire mes décors ! » Il eut une pensée pour la caisse et courut la mettre à l'abri. Quand il revint, la tension avait encore augmenté.
– Mais non !
– Mais oui !
Qu'est-ce qu'il était venu faire dans cette galère ! En compagnie de cette ordure, Chimène, « non de deux ordures, il ne faut pas oublier l'Infante ! », oui cette Infante avait des mœurs… sans oublier Rodrigue, « ce mignon, ce Mirmidon », non, cette année, « c'est la catastrophe ! ».
Marcellus ne comprenait pas. Étonné, furieux, il bondit de son siège. Sa voix de stentor, une voix aussi célèbre que l'avaient été jadis ses dribbles, basse, profonde, retentit dans la salle et couvrit celle des comédiens. Il interpella Rodrigue : « Rodrigue, baise cette salope, nom de Dieu ! Cesse de discourir ! Tonnerre ! Passe aux actes ! À l'action, saute-la, c'est ce qu'elle veut, foutre ! Tu ne vois pas ça ? Tu n'arriveras à rien si tu continues à bêler comme ça ! Tes jérémiades te perdront, mon petit ! T'as des couilles, oui ou merde ? » Rodrigue eut un moment de flottement et voulut continuer sans tenir compte de l'intervention du fâcheux. Heureusement qu'il avait, quoique jeune, du métier ! On ne lui faisait pas perdre si facilement sa concentration ! Les spectateurs ne l'entendirent pas de cette oreille.
– Marcellus a raison !
– Regardez-moi ça ! Il continue comme si de rien n'était.
– Impuissant !
– Oui !
– Massissi !
L'Attaché culturel de l'Ambassade de France se pencha vers son voisin, qui était son chauffeur, et aussi son... celui qui... heu… oui, qui partageait… n'est-ce pas…
– Vous comprenez ?
« On va essayer ! Ce n'est pas difficile ! »
– Mauclair, que veut dire « massissi » ?
Si le chauffeur pouvait rougir, il aurait rougi. En tout cas, monsieur l'attaché culturel vit que le fond de son teint était devenu rouge, comme le fond de l'air pouvait être frais. Le chauffeur ne répondit pas. Tout le monde avait les yeux fixés sur la scène, personne ne faisait attention à eux. Mauclair prit la main de monsieur l'attaché culturel et la baisa. L'attaché culturel comprit à ce moment le sens du mot « massissi », et ce fut à son tour de rougir mais, comme il était un Blanc, « il est devenu rouge comme une tomate ! ».
Une spectatrice, une femme tonton macoute, s'écria, folle de rage : « C'est vrai à la fin, il n'a pas de cœur, ce type ! Faire baver une femme à ce point ! Les femmes doivent toujours subir la loi des hommes ! Moi, je te l'aurais déjà tiré ! »
Elle hurla à Rodrigue : « Puisqu'on te dit qu'elle veut bien ! Qu'elle n'attend que ça ! Quel âge tu as, Tonnerre ? C'est comme ça que les femmes disent oui, tu ne le sais pas ? » Une autre spectatrice, dégoûtée, confia à sa voisine : « Encore un qui aime faire souffrir les femmes ! »
Un Capitaine s'estima offensé par l'attitude de Rodrigue et les doutes que cette attitude faisait naître sur les vertus militaires.
– Tu es un soldat, nom de Dieu !
Et tout le monde en chœur :
– Rodrigue, baise Chimène, baise-la ! Baise-la, baise-la, baise-la !
Un tonton macoute, l'un des plus redoutables, il était connu de tout Port-au-Prince, il s'habillait comme Yul Bryner dans les « Sept mercenaires », il avait l'habitude de parcourir la Capitale sur une moto qu'il montait et traitait comme un cheval, bondit sur la scène, revolver au poing. Sa tenue de cow-boy jura un peu avec celle des costumes de la Cour d'Espagne ; cela ne parut point le déranger. Il fit un salut profond à Chimène, comme il avait vu en faire à Rodrigue, et ce salut avait tant de panache que la salle applaudit ; il rassura l'héroïne : « Vous inquiétez pas, ma p'tite dame, on va vous arranger ça. » Il pointa son arme sur Rodrigue : « Allez, baise-là ! »
– Vous plaisantez ! ?
– Baise-là, ou tu vas voir si je plaisante !
Le tonton macoute tira une balle qui transperça le plancher, juste aux pieds du jeune premier qui fit un bond prodigieux.
– Déculotte-toi, ou la prochaine est pour toi !
Le tonton macoute se tourna vers Chimène et lui dit d'une voix douce : « Prépare-toi, ma p'tite dame. »
La salle entière était debout.
– Montre que t'as des couilles ! Montre que t'as du cœur !
Rodrigue comprit que ces foutus Haïtiens ne plaisantaient pas. Il le savait, il n'aurait jamais dû accepter de faire cette tournée ! Le Canada… eh bien ! Les Canadiens français aimaient tellement la France qu'ils détestaient les Français, ils leur reprochaient « de nous avoir abandonnés », ils se lamentaient jusqu'à présent. « Nous laisser tout seuls au milieu de ces Sauvages et de ces Anglais ! Tout seuls loin de la France ! Loin de la civilisation ! » Oui, avec les Canadiens français, aucun problème ! La Martinique, la Guadeloupe, ça allait, la France était restée là, sa civilisation éclairait ces îles, c'était encore la France, une France un peu moins blanche, certes, un peu noire, un petit peu trop peut-être, c'était quand même la France. Saint-Pierre-et-Miquelon, très bien, « ils passent l'année à nous attendre, les pauvres, mon coeur saigne chaque fois que je pense à eux, perdus au large de l'Atlantique ! ! ! », il se rappelait les soirées, après la représentation, avec ces Français d'Outre-Mer. Tandis que Haïti ! Des sauvages ! Des barbares qui avaient chassé les Français, qui les avaient massacrés ! Des primitifs qui, en cent soixante-dix ans d'indépendance, n'ont pas su et pu se développer !
Qu'est-ce qu'il était venu faire dans cette galère ? ! Surtout en compagnie d'une salope, cette Chimène qui était une nymphomane, il l'avait remarqué tout de suite, il avait tout de suite flairé qu'il allait avoir des problèmes à cause d'elle. C'est que ce foutu bonhomme avec son gigantesque revolver n'avait pas l'air de plaisanter ! Sans qu'il sût comment, il se retrouva déculotté devant une Chimène qui riait comme une folle.
Cependant, même si sa vie en dépendait, et d'ailleurs n'était-ce pas le cas ? il n'aurait pu satisfaire ces voyeurs sadiques et cette dévergondée : jamais il n'avait pu avec une femme, cela ne l'intéressait pas, cela ne l'a jamais intéressé.
– Jamais !
Jamais ?
– Hum…
Rodrigue se trompait : l'instinct de survie est l'instinct le plus fort de l'être humain, cet instinct peut faire faire des choses étonnantes, sauter un mur de trois mètres de haut, courir plus vite que le champion du monde de cent mètres, soulever une voiture, parler une langue étrangère comme un natif du patelin…
– Là, tu exagères !
– Je t'assure ! Je connais un type ; il habite Pétionville, eh bien ! Il parle français comme un Parisien, personne ne l'a jamais entendu prononcer un mot créole. Un jour, il téléphone à un avocat, tu le connais, c'est Émile Pilosier, l'avocat de l'Ambassade française : « Allo, Maître, c'est moi, Robert Mivoise, j'aurais besoin de vos services, voyez-vous… » Et tout cela, mon cher, avec un accent que toi, un Francilien, tu lui envierais, ah ! Il a un de ces accents ! « Malheureusement » répondit Pilosier « malheureusement, je ne pratique plus, je ne suis plus dans le cabinet de mon père, je suis dans le commerce, maintenant, et… » « Maître, c'est très important, j'ai besoin absolument des services d'un avocat, voyez-vous, je… » « Vous ne comprenez pas, mon cher Mivoise, je ne suis plus avocat, je suis commerçant ! Si vous avez besoin de voitures, de moteurs, de tracteurs, de pneus, je suis votre homme, je vous ferai un prix d'ami, mais là… Je vous conseille de téléphoner à mon père, qui se fera un plaisir de… » « Je me permets, Maître, d'insister ! » « Et moi, Robert Mivoise, je vous dis que… » À ce moment, Robert Mivoise qui, je le rappelle, ne parlait pas un mot de créole, s'écria dans le créole le plus dur, le plus grossier, le plus faubourien, un accent dont aurait honte un cabaretier du quartier le plus populaire, le plus malfamé de Port-au-Prince : « Pilosier ! Ou pa konprann ! Sé lapolis mwen yé wi, sé kalé yap kalé'm wi ! Sé yon sèl kout téléfon yo pèmèt mwen, mwen pa ka fè yon lot kout téléfon. Sépa dé kout baton yon ban mwen ! Bonda'm pa ka pren kou enko, mwen pa mim ka chita, fok ou vinn chaché mwen, tonnè ! Sinon yap fini ak bonda'm wi ! »
– Hem, mon cher, mon instinct de survie n'est pas assez fort, du moins en ce moment, je ne suis pas assez en danger pour comprendre le créole « comme un natif du patelin », comme tu dis, c'est à mon tour de te réclamer une traduction…
– « Pilosier ! Je suis au Commissariat ! Je n'ai droit qu'à un seul coup de téléphone ! Ils sont en train de me rouer de coups ! Mes fesses n'en peuvent plus, je ne peux plus m'asseoir, la peau éclate, je n'en peux plus, il faut venir me retirer de là, sinon je n'aurai plus de cul ! » et tout cela, Monsieur l'Attaché Culturel, avec l'accent créole le plus coriace, le plus raide, le plus sciant, celui de Carrefour, vous savez, là où sont les bordels ! Vous voyez que l'instinct de survie peut faire faire des choses !
Oui, l'instinct de survie peut faire parler une langue étrangère comme un indigène du bled, et Rodrigue banda, une érection un peu molle, certes, une érection quand même. Chimène allait signaler le peu d'enthousiasme de son partenaire, quand elle surprit ses yeux. C'était les yeux d'un supplicié ; elle se rappela les bruits qui couraient sur le jeune premier, elle se rappela les regards dubitatifs du directeur, elle se rappela le peu de succès de ses avances, « oh ! », elle comprit, elle se tut, « pauvre petit chéri ! ».
Cependant, le Capitaine décida de ne pas laisser un frère d'armes soutenir seul l'honneur de l'Armée, il voulut l'encourager.
– Garde-à-vous !
Oui, c'était la première chose à faire, le faire mettre au garde-à-vous, comme au Champ de Mars, « Présentez armes ! », briser la mollesse du conscrit, le faire saluer. Ensuite au pas, allez...
– Une ! Deux ! Une ! Deux ! Une ! Deux !
Et miracle ! La voix martiale sembla donner des forces aux reins défaillants qui furent animés d'une vigueur nouvelle, et Chimène parut étonnée.
La discipline, il n'y a que ça ! Apprendre à obéir aux ordres, voilà le premier principe qu'il faut inculquer aux appelés. Qu'ils obéissent sans se poser de questions, sans hésiter ! Les stratégies les plus géniales élaborées dans les états-majors les plus géniaux dépendent de l'obéissance immédiate, automatique, du soldat. La discipline ! Beaucoup de discipline ! Les résultats sont là. Le Capitaine continuait :
– Montre que tu es un soldat ! Une ! Deux ! Fais honneur à l'Armée ! Une ! Deux !
On eût vraiment dit que le corps de Rodrigue était une marionnette manipulée par le fil de la voix du Capitaine, et ses va-et-vient semblaient obéir aux impulsions de ce fil.
Yul Bryner, qui surveillait de près les manœuvres de Rodrigue, s'aperçut de la faiblesse des estocades du preux chevalier. Il fit un geste de la main, la salle se calma…
– Se calma un peu, un tout petit peu…
Oui, la salle se calma un tout petit peu, et Yul Bryner fit part à la salle de sa découverte, il conclut : « Ce soldat est une poule mouillée, c'est une pédale ! »
Le Capitaine tomba dans une grande rage.
– Il n'y a pas de militaire pédale ! Cela n'existe pas ! Un militaire est la virilité faite homme ! (« Oh ! », fit monsieur Antonius, choqué, « il a pourtant été mon élève, ce Capitaine ! Un pléonasme pareil ! ») Vous insultez l'armée !
Le Capitaine sortit son arme et visa le tonton macoute sur la scène, mais Yul Bryner a toujours été le plus fort, le plus rapide, le plus précis, celui qui visait le plus juste, le plus vite, et son adversaire s'effondra, le bras fracassé. On l'emmena.
Le macoute se tourna vers Chimène et lui dit :
– On va te trouver quelqu'un de mieux, ma p'tite.
La pièce continua. Vint le duel entre Rodrigue et don Sanche. La salle était vibrante d'excitation, et le macoute, debout côté jardin, restait vigilant. Son arme restait braquée sur les duellistes. Don Sanche, encouragé par les spectateurs et par le revolver de Yul Bryner, repoussa les assauts de son rival et prit le dessus. À la fin de la pièce, Rodrigue s'enfuyait comme le lâche qu'il était, Chimène épousait don Sanche, et la salle, satisfaite, scandait :
– Les militaires sont des couillons ! Les militaires sont des massissi !
À ce moment, le Capitaine revint, le bras en bandoulière. Il était accompagné d'un Lieutenant et d'une vingtaine de soldats. Le Capitaine hurla :
– Allez ! La bastonnade pour tout le monde ! Vive l'Armée !
Les soldats tombèrent à bras raccourcis sur les spectateurs qui furent rossés. Frédéric réussit à sortir par une porte dérobée, entraînant Christine. Monsieur Antonius était désespéré. « Que vont-ils penser de nous ! Oh, quel peuple ! Quelle nation de sauvages ! Quelle honte ! Faire ça à Corneille, mon Dieu, qu'est-ce qu'ils vont dire à Paris ! Que vont-ils penser de moi à la Sorbonne ? Que vont dire mes anciens condisciples français ? »
« Monsieur Antonius » par Roland Paret est extrait de L'Assemblée des Grands Vents (Montréal: CIDIHCA) où il a été publié pour la première fois en 2005, pages 120-138.
© 2005 Roland Paret
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tous droits réservés © 2006http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/paret_antonius.htmlmise en ligne : 23 août 2006





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Le Pèlerinage à Thomassin

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